Chronique 47 - Réinventer les réseaux sociaux
Les réseaux sociaux ont lancé une ère d’échange d’information. Dans leur âge adulte, ils devront structurer les interactions au point de permettre aux internautes de produire par eux-mêmes du sens partagé et des raisonnements collectifs.
Les limites des réseaux sociaux actuels
Les réseaux sociaux placent chaque personne à un simple clic du toute l’information accumulée dans l’histoire de l’humanité. En théorie, chacun peut donc désormais découvrir facilement ce qu’il cherche. Pourtant, ces plateformes restent encore en pratique porteuses d’exploitation, de partialité, de simplisme, d’addiction et de manipulation :
- L’utilisateur utilisé. Engagé malgré lui dans un modèle économique non transparent, l’utilisateur n’a pas conscience d’être en réalité un produit vendu par les réseaux sociaux à leurs propres clients. Son temps d’écran et ses données personnelles sont négociés à son insu à des annonceurs.
- Le lecteur enfoncé dans sa subjectivité. Pris dans des algorithmes dont il n’a pas idée, l’Internaute devient un consommateur conditionné : qui n’accède qu’à des informations qui correspondent à ses goûts. Plus il reçoit d’informations, plus il conforte ses aprioris et moins il développe son savoir et son objectivité.
- Le récepteur égotisé. Dans une majorité de cas, entrer dans l’échange ne devrait pas se réduire à l’ajout facile d’un Like (cliquer sur un pouce levé), d’un petit cœur ou d’un commentaire lapidaire. Ainsi, réagir ne consiste pas à aiguiser son esprit critique, mais seulement à affirmer son opinion sans l’argumenter. C’est le règne du Moi.
- L’émetteur addictif. Les émetteurs de photos et autres posts sont pris au double piège du recueil de Likes et de cœurs, qui satisfont à la fois leur besoin social d’approbation par autrui et leur besoin physiologique de leur dose de dopamine (molécule de la sensation du plaisir instantané) sans laquelle ils se trouvent en état de manque. Placé en dépendance, l’humain voit ainsi son rôle réduit à celui d’une ressource exploitable en continu à ses dépens.
- Le citoyen dictateur. Sans guère d’autre choix que se conformer à la logique de propagande manipulatoire dans laquelle il baigne, l’Internaute s’active le plus souvent pour affirmer son propre point de vue à la va-vite. La somme de tous ces petits dictateurs nous plonge dans un despotisme insidieux.
Les réseaux sociaux, peut être malgré eux, reposent sur des mécanismes sous-jacents qui éloignent de la démarche scientifique de recherche de vérité. D’aucuns dénoncent même leur impact destructeur sur la civilisation. En tous cas, même lorsqu’ils ne visent pas seulement à divertir, ils restent encore fort loin de leur potentiel de partage de la connaissance et d’élévation de l’épanouissement de leurs larges publics.
Une nouvelle génération de réseaux sociaux
Reste donc à structurer l’accès au savoir pour projeter les populations dans la recherche des conditions de meilleurs niveaux de vivre ensemble et de réussir ensemble. Il s’agit d’inverser la morale du Loup et l’agneau La raison du plus fort est toujours la meilleure pour faire en sorte que, désormais, la raison la meilleure devienne la plus forte. L’affaire n’est pas mince … ! Cela suppose d’ajouter aux plateformes actuelles plusieurs univers entiers qui leur sont encore étrangers :
- Organiser la réflexion collective. Le Maréchal Foch disait que la question la plus importante, en toute situation, est « De quoi s’agit-il ? ». La formulation augmentée d’un problème suppose d’englober tous les faits à leur juste place. Alors seulement un diagnostic pointu peut être établi. Ensuite, la recherche de solutions innovantes et efficaces nécessite de soumettre toutes les idées à un même niveau aigu d’analyse.
è Résoudre un problème requiert donc de recueillir toutes les informations et propositions, puis de les agencer dans un ordre optimal pour bâtir un raisonnement commun. Un travail à plusieurs suppose donc d’organiser ce partage entre tous et cet ordonnancement avant, pendant et après les instants de travail collectif. Alors, il devient possible de distribuer la parole à la diversité des participants dans un ordre optimal.
- Étudier le collectif. L’enchainement impartial des données est nécessaire, mais encore insuffisant : garantir la qualité de la réflexion collective réclame d’égaliser les chances et donc les soutiens dont bénéficient la variété des expériences, savoirs et visions. Aussi, la sur-représentation de certains groupes doit être atténuée pour certaines données, tandis que la sous-représentation d’autres groupes doit être étayée pour d’autres données.
è Ordonner les faits et idées suppose de compenser les minorités face à la majorité. Distribuer la parole en pratique rend indispensable de procéder à un examen de l’ensemble des participants pour les regrouper par catégories spécifiques. Ceci pour chaque phase de la réflexion collective. Pour que le groupe accepte ce genre de classification, il lui faut pouvoir y accéder et s’y reconnaître, tout en préservant l’anonymat des participants. Cela au point de l’aider à mieux se connaître et surtout à comprendre comment transformer en opportunité la faiblesse apparente de sa diversité.
- Évaluer les acteurs. Traiter un groupe d’acteurs en adultes, à égalité, commande d’étudier la spécificité de chacune des personnes qui le composent. Au-delà des lois sur la protection et l’accès aux données personnelles sur Internet, ce positionnement individuel doit être restituable à chacun de façon confidentielle.
è La prise en compte de la complexité de la personne vise à démontrer l’objectivité du processus de réflexion collective. Mais l’analyse vise surtout à aider chacun à mieux se comprendre à la fois de façon intrinsèque sur le sujet traité et de façon relative en se comparant aux autres participants.
- Développer l’engagement dans le collectif. Si le préalable à la réussite de l’inclusion d’acteurs dans la réflexion exige de respecter les particularités de tous, l’étude n’est qu’un moyen. La finalité est le développement conjugué de la personne, du collectif qui travaille ensemble ainsi que de toutes parties prenantes concernées par le travail de ce collectif.
è Il s’agit donc de favoriser le rapprochement systématique des intérêts, pratiques et projets de chaque personne avec ceux du collectif dans lequel elles évoluent ainsi qu’avec les parties prenantes de ce groupe, c’est-à-dire avec l’intérêt général.
Embarquer l’intelligence sociale
Le système d’étude embarquée dans les réseaux sociaux du futur doit donc générer de façon automatique une analyse qui permette aux utilisateurs de se saisir de leur différences et complémentarités.
Le mécanisme fonctionnera par le simple ajout d’un lien vers un questionnaire thématique universel court établi par des sociologues, composé d’un Quotient d’intelligence sociale (QIS ou Q.I. social) ainsi que de questions ouvertes génériques (recueil de témoignages et de pratiques). En guise d’ordre du jour ou de compte rendu de réunion, ou dans le cadre d’une démarche d’étude, d’évaluation spécifique, des questions Minutes pourront être ajoutées à la volée par l’Internaute émetteur, animateur de sa propre dynamique structurée. Chaque participant pourra modifier à volonté le niveau de partage de chacune de ses analyses et propositions avec le collectif qui l’invite, sa communauté ou même sur Internet. Les réponses seront mémorisées dans une plateforme globale incluant des espaces sécurisés dédiés aux organismes participants.
Les résultats pourront être présentés dans des formats adaptés aux quatre usages primaires, indépendants les uns des autres :
- Réunions : guide d’animation pour distribuer la parole, bloc-notes collectif pour partager les faits et idées,
- Étude : carte des faits et idées pour embrasser la complexité des enjeux, sociogramme du collectif (diaporama et rapport anonymisés) pour intégrer la diversité des acteurs,
- Évaluation : sociogrammes individuels (diaporamas et rapports confidentiels) pour analyser chaque acteur, blocs-notes individuels pour mémoriser la paternité des contributions, Cv citoyen pour valoriser toutes les compétences et valeurs,
- Engagement social et citoyen : calcul du temps passé par programme, par action, par acteur, par événement pour conscientiser la réalité de l’engagement, production de reçus fiscaux pour le temps de travail consacré à la recherche de l’intérêt général pour valoriser l’engagement citoyen.
Inventer les sociotech
Si les premiers réseaux sociaux ont été portés par des entrepreneurs de la high-tech, des ingénieurs informatiques, il s’agit à présent d’insérer la sociologie dans la technologie afin d’en multiplier l’utilité et d’exploiter tout son potentiel de développement de l’esprit critique. Alors, cette nouvelle génération de réseau social permettra de socratiser le dialogue. Chaque interaction abondera à une démarche participative continue ouverte et structurée. Chaque participant verra sa lucidité affutée, prendra des décisions plus éclairées et pourra augmenter son ambition en lien avec sa famille et ses amis, ses activités et ses interlocuteurs professionnels, son territoire et même la planète dans son ensemble.
Alors, la merveilleuse ambition du précepte Connais-toi toi-même, écrit sur le frontispice du temple de Delphes, trouvera un nouveau souffle pour forger la conscience et la prise en main par chacun de son destin personnel et du destin collectif.